« À table ! » cria-t-elle depuis la cuisine à travers la maison, en finissant de préparer une salade verte pour accompagner les lasagnes du dîner.
« À table ! » répéta-t-elle en posant le saladier sur la table dressée pour cinq.
Puis, elle s’assit à sa place et son regard se posa sur une rayure du bois. Une rayure qu’elle caressa du bout des doigts en souriant.
Cette table avait appartenu à ses grands-parents. Elle avait des photos d’elle bébé assise dessus, entourée de leurs sourires. À leur décès, c’était le seul meuble que sa mère avait absolument tenu à récupérer. Plus tard, quand elle-même rechercha une maison, lors de chaque visite, elle imaginait où elle pourrait un jour l’installer.
Ce n’était à première vue qu’une table ronde en bois vernis, toute simple. En se serrant un peu, on pouvait y tenir à six adultes, et lors d’anniversaires, ils avaient été jusqu’à neuf enfants. Au quotidien, il n’était que quatre et chacun y avait une place assignée mais pas plus importante que celles des autres, autour de cette table ronde. Papa en face de maman, son frère face à elle. Exactement comme avec ses propres enfants par la suite.
Au dîner, chacun racontait sa journée. C’était le moment où l’on pouvait demander une sortie, un peu plus d’argent de poche, se plaindre de son prof de maths, pleurnicher sur le fait que Sophie sorte avec Mathieu, avouer sa mauvaise note en histoire-géo, planifier les vacances…
Cette table était aussi le plan de travail des gâteaux du dimanche, des truffes en chocolat préparées la veille de noël, des bricolages en papier, des ateliers de couture… C’était la table de jeu du vendredi soir quand ils enchainaient les parties de Sept familles ou de Monopoly, puis plus tard de tarot ou de Barbu. C’était parfois le tribunal de la maison lorsqu’il fallait juger une petite ou grosse bêtise, et puis la scène de quelques disputes surtout quand on y parlait de politique. Mais c’était aussi un espace où de belles nouvelles avaient été fêtées : la réussite à un examen, un nouveau travail, un mariage à venir, un bébé en route, une maison achetée…
Il s’en était passé des choses « à table ».
« Ça sent bon, maman » lui dit sa fille qui l’avait rejointe durant sa rêverie. Son gendre était là aussi et ses deux petits-fils.
Dans un mois, elle déménageait, vendait cette maison devenue trop grande pour elle maintenant seule. Mais ce matin, sa fille lui avait dit qu’elle aimerait beaucoup garder la table.
- Silence
- Promenons-nous